à l’occasion des fêtes de la Croix Glorieuse et Vœux définitifs de Sœur Hélène
Chère Sœur Hélène,
Autant vous redire la joie qui est nôtre de vous entourer ce matin de notre foi et de notre affection en présence de vos parents, de vos frères et sœurs, de vos amis. Nous voici, en effet, témoins avec vous du don joyeux, total et définitif que vous voulez faire de votre personne au Christ et à son Église. Membre de la communauté de la Croix glorieuse, il n’était pas envisageable que cet engagement ait lieu un autre jour qu’en ce 14 septembre où l’Église, justement, célèbre la fête de la Croix glorieuse.
La Croix Glorieuse, un événement d’amour
La liturgie veut nous rendre sensible à l’événement d’amour que constitue la Croix de Jésus, unique source de salut pour l’humanité de tous les temps et gage inépuisable de fécondité pour nos vies de chrétiens-baptisés.
« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15,13).
Ces paroles, Jésus ne s’est pas contenté de les dire ; il les a vécues, il les a accomplies à travers cette offrande qu’il a consenti à faire de lui-même pour toute l’humanité. La Croix est ainsi la grande épiphanie, la manifestation lumineuse de l’amour de Dieu en actes. Aussi ignominieuse qu’elle puisse nous apparaître, elle est la Croix glorieuse parce qu’elle est le signe d’une plénitude de don, d’une plénitude de vie. Regarder la Croix, c’est comprendre à quel point Dieu nous a aimés, ne se résignant pas à nos échecs et à nos trahisons, mais voulant nous sauver et nous vivifier.
« Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jn 3,16).
Nous pourrions être effrayés parfois par la démesure du mal qui fracture et ensanglante le monde dans lequel nous vivons, ce mal qui a sa source dans le cœur de l’homme, dans notre propre cœur. Mais dans ce monde, justement, il y a un amour plus fort que la mort, plus fort que nos faiblesses et nos péchés : c’est l’amour du Christ qui a fait don de sa vie sur la croix. L’apôtre Paul le disait aux chrétiens d’Éphèse :
« En sa personne, il a détruit le mur de la haine » (2,14).
La Croix Glorieuse , dynamique d’un désir
La liturgie de votre engagement s’inscrit et se déploie dans la dynamique d’un double désir : celui du Christ lui-même et celui de l’Église, son Épouse. Le désir du Christ se trouve exprimé d’une manière à la fois profonde et pathétique à travers ce « J’ai soif » prononcé du haut de la croix à l’instant même où Jésus quitte ce monde pour remonter vers le Père. Bien plus qu’un besoin simplement physiologique, celui d’un corps épuisé par les supplices, ce cri de Jésus est l’expression de son amour infini. De quoi le Seigneur a-t-il-soif fondamentalement ? Il a soif de nous donner l’eau vive de son amour, mais aussi de recevoir notre amour. Il voudrait faire sauter les verrous, pour ne pas dire les blindages que nous disposons parfois autour de notre cœur et qui empêchent son amour de venir nous combler. Mais il n’attend pas moins, de notre part, ce oui de notre liberté de créature qui consiste à nous livrer sans réserve à notre tour, en réponse d’amour à son amour.
À ce « J’ai soif de Jésus », l’Église répond ainsi par le « Viens, Seigneur Jésus ».
« L’Esprit et l’Épouse disent ‘Viens’ » Ap 22,17.
Il ne s’agit pas d’une quête simplement humaine, il s’agit d’un appel inspiré par l’Esprit-Saint en personne. Dans le cœur de l’Épouse, ce « Viens » est l’expression d’une incomplétude fondamentale, d’un inachèvement. Tant que l’Église est en chemin, en effet, elle dit sa souffrance de ne pas encore posséder entièrement ce à quoi elle aspire profondément : cette communion avec Dieu pour laquelle elle a été faite, communion dans l’amour. D’où le cri qu’elle adresse à son Époux : « Viens ! », expression d’un désir qui est celui de l’Esprit Saint en elle. L’Esprit Saint se trouve en réalité des deux côtés à la fois : parce qu’il est l’Amour divin personnifié, Il est dans ce qui creuse le désir, dans le mouvement d’aspiration, tout autant que dans ce qui comble ce désir, à savoir l’Amour en plénitude.
La Croix Glorieuse et la vie consacrée
Saint Jean-Paul II, dans Vita Consecrata, a souligné de quelle manière ce désir suscité par l’Esprit habite d’une manière particulière le cœur des personnes consacrées : « C’est l’Esprit qui suscite le désir d’une réponse totale. C’est Lui qui accompagne la croissance de ce désir, portant à son terme la réponse affirmative et soutenant ensuite son exécution fidèle. C’est Lui qui forme et façonne l’esprit de ceux qui sont appelés en les configurant au Christ chaste, pauvre et obéissant, en les poussant à faire leur mission. En se laissant guider par l’Esprit, pour avancer constamment sur un chemin de purification, ils deviennent jour après jour des personnes christiformes, prolongements dans l’histoire d’une présence spéciale du Seigneur ressuscité » (Vita Consecrata, 19). Et un peu plus loin : « Les personnes qui ont consacré leur vie au Christ ne peuvent vivre que dans le désir de le rencontrer, pour parvenir à être avec Lui pour toujours. De là l’attente ardente, de là le désir de se plonger dans le foyer d’Amour qui brûle en elles et qui n’est autre que l’Esprit Saint : attente et désir soutenus par les dons que le Seigneur accorde librement à ceux qui recherchent les choses d’en-haut (Col 3, 1) » (n. 26).
Les trois conseils évangéliques, quand on y réfléchit, ne sont rien d’autre et rien de moins que trois formes d’amour, trois synonymes pour le même mot « aimer ». Aimer, dans le Nouveau Testament et dans le Royaume de Dieu, c’est pencher toujours du côté de l’oblatif, et non pas du côté du possessif. Par leur vertu puissante, les trois conseils agissent à la racine des trois pulsions de l’être humain que sont les richesses, la sexualité et l’épanouissement de soi (ou le développement personnel). C’est dans ces trois domaines que l’on peut être, ou bien possessif, en prenant égoïstement pour soi-même, ou bien oblatif, en choisissant de faire de sa vie un don généreux, un oui d’amour.
Devant ta Croix, nous nous prosternons
Sœur Hélène, en vous prosternant dans quelques minutes face à la Croix, vous allez faire le choix de cet amour oblatif, de cet amour qui consent, pour être pleinement fécond et véritablement libérateur, à porter la marque de la Croix, de la Croix glorieuse. Aussi, j’aimerais en terminant vous citer la conclusion du Traité de l’Amour de Dieu de saint François de Sales particulièrement suggestive :
« Théotime, le mont Calvaire est le mont des amants. Tout amour qui ne prend son origine de la Passion du Sauveur est frivole et périlleux. Malheureuse est la mort sans l’amour du Sauveur. Malheureux est l’amour sans la mort du Sauveur. L’amour et la mort sont tellement mêlés ensemble en la Passion du Sauveur, qu’on ne peut avoir au cœur l’un sans l’autre. Sur le Calvaire, on ne peut avoir la vie sans l’amour ni l’amour sans la mort du Rédempteur : mais hors de là, tout est mort éternelle, ou amour éternel, et toute la sagesse chrétienne consiste à bien choisir ».
Mgr Thierry Scherrer Évêque de Perpignan-Elne